La normalisation est un outil de production de consensus, a-t-on coutume de dire. Pour autant, fabriquer ce consensus au niveau national et international, est loin d’être évident. Et ce, pour trois raisons :
- même si la norme est un texte technique qui s’appuie sur des bases scientifiques solides, elle n’est pas politiquement neutre ;
- pour être utilisée une norme doit répondre aux besoins du marché et de ses acteurs, quels que soient leurs intérêts, leur vision ou leur point de vue ;
- les grands sujets de normalisation sur la transformation environnementale et digitale sont stratégiques et impliquent un éventail plus large et diversifié d’acteurs.
Des acteurs essentiels absents des commissions de normalisation
Première difficulté pour aboutir au consensus, souligne Frédéric Pignard : « Dans les commissions de normalisation, il manque de nombreux acteurs qui interviennent sur la vie du produit, du producteur de matière, jusqu’au démantèlement en passant par l’utilisateur ». Par exemple, les commerciaux et les installateurs sont totalement absents, alors que ce sont eux qui sont en contact avec les clients et les utilisateurs et qui pourraient porter leur voix. Bien que n’ayant pas de site industriel en France, Daikin a fait le choix de s’investir au travers de son entité commerciale, en participant à une commission de normalisation de l’UNM.
Même démarche de représentation des utilisateurs chez EDF qui compte 5 000 personnes téléchargeant environ 400 documents normatifs par mois. « Nous défendons nos intérêts comme une association de consommateurs », explique Olivier Marchand. L’entreprise compte ainsi près de 300 personnes inscrites dans des commissions de normalisation en France.
Des sujets qui nécessitent d'élargir le panel des parties prenantes
« Dès que les sujets de normalisation s’élargissent vers le sociétal, il faut avoir une vision plus systémique poursuit Olivier Marchand. C’est là que la composition des commissions se complique, non pas dans la qualité des parties prenantes présentes, mais dans leur capacité à avoir une vision globale sur l’ensemble du sujet. »
Exemple : l’hydrogène. Entre l’hydrogène vert et l’hydrogène bas carbone, il faut déjà arriver à se mettre d’accord sur ce dont on parle. La conversion à l’hydrogène doit être traitée dans des commissions qui existent déjà, mais il faut normaliser les interconnexions. Ce que Olivier Marchand résume par : « Un chef d’orchestre est indispensable mais il faut éviter qu’il change tous les musiciens. »
S’il est un domaine qui implique un grand nombre de parties prenantes et concerne la société toute entière, c’est bien l’environnement. La révision des certifications 14001 et 9001 a permis de changer la vision des choses : il ne s’agit plus de dresser l’état des lieux mais de se projeter dans l’avenir et de se fixer des objectifs. « On ne négocie plus de marchés importants sans présenter une évaluation environnementale de l’entreprise, insiste Frédéric Pignard. Et cela doit s’appuyer sur des informations vérifiées, d’où l’intérêt des normes. »
Reste que, entre ceux qui estiment que les normes environnementales sont une contrainte insupportable à laquelle il faut essayer d’échapper et ceux qui les considèrent comme une opportunité, le consensus est parfois difficile à trouver.
Mecallians : la mécanique d'une seule voix
La FIM, l’UNM, le Cetim, Sofitech et Cemeca, les organismes de financement, appartiennent à la même famille de la mécanique. Ce qui les a conduits à créer Mecallians, pour rendre cette évidence plus visible aux 10 000 entreprises industrielles françaises adhérentes potentielles aux syndicats de la FIM.
Objectif : renforcer la place de la mécanique qui représente le secteur industriel français le plus important.
Mecallians va permettre à la mécanique de parler d’une seule voix, de communiquer sous une seule bannière et de se rendre plus lisible pour ses parties prenantes. Une initiative qui s’inscrit pleinement dans la politique de réindustrialisation du pays.
L'intelligence artificielle, un sujet clivant que le système de normalisation doit investir
Un consensus également bien difficile à trouver lorsqu’il s’agit de sujets clivants à l’image de l’intelligence artificielle, qui oppose ceux qui y voient une formidable opportunité de développer de nouveaux services et ceux qui craignent le « syndrome Terminator », avec la machine qui prendrait le pouvoir sur l’homme. « L’arrivée de l’intelligence artificielle a bien sûr une influence sur la santé au travail, explique Franck Gambelli, Président d’Eurogip et Directeur environnement sécurité conditions de travail à l’UIMM. Il existe un risque de vampirisation de l’univers de la machine par les détenteurs de données, qui deviendraient les maîtres du savoir-faire industriel. Les majors des GAFA rôdent autour d’applications industrielles. »
Les algorithmes foisonnent en amont de la chaîne de valeur mécanicienne, sans que personne ne sache exactement ce qui est normalisé. « Les informaticiens parlent aux informaticiens, résume Franck Gambelli. Ils sont à des années-lumière de nos préoccupations et leurs normes ne parlent pas plus aux fabricants de machine qu’à leurs utilisateurs. Il existe un vrai problème culturel et la question se pose de savoir comment cette couche de normes va se superposer à notre bonne vieille Directive « Machines ». »
Le travail de normalisation de l’UNM consiste à investir ce champ, qui se développe de manière anarchique et aléatoire, pour le transformer en normes concrètes qui puissent être exploitées par des industriels. Il faut traduire des concepts du digital dans un langage compréhensible par des responsables du bureau d’études.
La tentation du consortium
Face à ces difficultés à trouver des consensus et au temps nécessaire pour y parvenir, certains choisissent la voie du consortium, sous forme d’un petit groupe d’acteurs souvent assez puissants sur le marché. « Le consortium national est un bon moyen d’aboutir à un consensus, pour se tourner vers de la normalisation quand on veut aller à l’international, estime Olivier Marchand. En France, c’est l’AFCEN* qui a écrit les codes de conception nucléaire utilisés, lorsqu’on a commencé à construire le parc nucléaire et qu’on s’est séparé de la tutelle américaine. » Lorsqu’il s’est agi de dépasser les frontières françaises, le CEN a pris le relai.
« La limite du consortium, c’est sa capacité à sortir de sa zone de confort pour se confronter, indique Olivier Marchand. Soit c’est un poids lourd du marché et il s’impose parce que personne ne peut lutter contre, soit il ne représente qu’un intérêt régional. » Ainsi, l’European Network for Inspection and Qualification rassemble les électriciens pour définir les meilleures pratiques en matière de contrôles non destructifs. Ses documents ne représentent que cette communauté, si bien que d’autres pays ont fait émerger une norme ISO sur des sujets comparables.
« La normalisation présente, elle aussi, une complexité. Une fois que la France parvient à définir une position sur un sujet il faut qu’elle puisse se confronter avec d’autres pays qui n’ont pas forcément la même façon de voir les choses, remarque Olivier Marchand. C’est une garantie que la norme répondra à une véritable attente du marché, ce qui n’est pas le cas d’un consortium qui est un peu dans l’autosatisfaction. »
* Association française pour les règles de conception, de construction et de surveillance en exploitation des matériels des chaudières électro-nucléaires.
Ils l'ont dit :
« Le risque de la recherche de consensus, c'est de laisser des choses de côté, alors que les désaccords sont une richesse. Il existe un terreau qui n'est pas suffisamment exploité. Ce qui manque dans le mécanisme de la normalisation, c'est la boucle de retour. Alimenter la pré-normalisation, ce n'est pas simplement aller piocher l'innovation, c'est aussi mettre les mains dans le cambouis, là où on a éliminé des choses pour que la norme puisse sortir et qui pourraient être explorés à nouveau. »
Olivier Marchand, responsable domaine Code et Normes, EDF
« La difficulté des tours de table se situe au niveau international. La commission UNM 16 compte 19 experts. À l'international, je me retrouve seul. Je défends le consensus qui a été établi au niveau français. Le nombre, la présence et la contribution font la force. Au niveau européen et international on est complètement dilué dans une assemblée de 100 ou 200 personnes. Les Allemands et les Américains sont beaucoup plus impliqués. Depuis 5 ans notre groupe a décidé dans chaque pays européen de déléguer des hommes et des femmes pour la normalisation, ce qui profite au groupe français et nous permet de partager les informations entre pays ».
Frédéric Pignard, directeur RSE chez Daikin Président de l’UNM 16 « Froid- Sécurité et environnement »
« Comment développer la présence des PME en normalisation ? C'est déjà quasiment hors de portée pour des fabricants d'envoyer des ingénieurs pendant des semaines entières à l'autre bout de la planète discuter avec des centaines de personnes. Comment les PME utilisatrices pourraient s'offrir ce luxe ? Le seul moyen, c'est une représentation collective par des corps intermédiaires, comme Eurogip, les syndicats industriels ou le Cetim. »
Franck Gambelli, Président d’Eurogip, directeur environnement sécurité conditions de travail, UIMM
« C'est par la confrontation des idées que l'on construit les bons consensus »
En conclusion du débat, Denis Schnoebelen, Président de l’UNM a rappelé comment l’UNM porte la voix des PME dans les instances de normalisation
« La participation directe des PME au niveau des instances européennes ou ISO est quasi nulle. Ce sont dans nos réunions nationales qu’elles peuvent s’exprimer et, ensuite, il nous faut trouver les ambassadeurs qui vont porter leur voix.
Les meilleures normes sont issues d’un travail de groupe qui rassemblent l’ensemble des acteurs et des parties prenantes. PME ou grands groupes s’expriment : c’est par la confrontation des idées par l’échange entre toutes ces parties aux intérêts parfois divergents que l’on construit les bons consensus et donc les bonnes normes.
Les bureaux de normalisation en général, et celui de l’UNM en particulier, restent l’un des rares lieux de rencontres où se pratique un dialogue constructif et le compromis au quotidien. Au sein de Mecallians, notre feuille de route porte sur la normalisation dans les domaines transverses tels que l’environnement, l’hydrogène ou l’entreprise numérique et les machines. Ces sujets sont au cœur de notre nouveau projet stratégique.
La complexité des sujets qui sont devant nous réclame une ouverture encore plus grande. Nous devrons trouver les moyens d’associer encore plus largement les différents partenaires et parties prenantes à la normalisation. »